C’est à partir du Collège que la distinction entre ces deux formes du discours est étudiée en classe mais ses implications, son utilité, vont bien au-delà de la simple catégorisation. Derrière ce simple exercice de l’esprit, se joue en toile de fond un problème d’honnêteté intellectuelle.
Peut-être avez-vous déjà trouvé cet avertissement en marge d’un article de Wikipédia : « Cet article provoque une controverse de neutralité. » Problème typique du projet d’encyclopédie libre. Personnellement je crois encore préférer les limites des experts à l’amateurisme éclairé. Mais au-delà de ce problème lié à l’ouverture (enthousiasmante mais pas d’angélisme !) d’internet, s’en cache un autre, qui est la confusion entre deux formes de discours : certains contributeurs n’informent pas, n’expliquent pas, ils donnent leurs opinions, ce qui est très différent.
Les définitions de base
Elles sont pourtant claires, limpides même. Bref rappel, au cas où…
Dans une « explication », le rédacteur, l’orateur, le professeur… avance des éléments objectifs, prouvés, certifiés, indiscutables, qui ne sont pas issus de sa réflexion ou de sa sensibilité. Il ne s’implique pas personnellement, ne se « mouille pas » dans ce qu’il dit : l’exposé qu’il fait, un autre pourrait le faire. Il est un intermédiaire neutre entre son sujet et son interlocuteur.
> La terre tourne autour du soleil à 107 000 km/h. Pas de débat possible.
Dans une « argumentation » l’auteur donne son opinion sur une question, on dit qu’il défend une thèse. Il s’implique donc personnellement et les arguments qu’il avance sont plus ou moins convaincants et discutables. Discutable ne signifie pas « faux ». Il ne faut pas sous-estimer systématiquement les opinions et les envoyer en touche dans un relativisme automatique- car certaines opinions sont des vérités en attente, en pointillés… Quand ses arguments se voient vérifiés dans la réalité et se confirmer dans la pratique, une opinion monte dans la catégorie de la vérité, et on dit du général de Gaulle, dont l’opinion isolée au début des années 30 était que l’Allemagne referait une guerre, qu’il avait dit « la vérité ».
En philo, on a l’habitude d’utiliser cette élégante définition croisée :
– opinion = vérité prétendue
– vérité = opinion certifiée
Mais tant que les opinions sont des opinions, il ne faut pas non plus les surestimer au point de les déguiser en explications objectives.
> Je pense que Facebook représente un danger pour la vie privée. Débat possible.
Rhétorique politicienne
Cette frontière ténue entre les deux catégories est souvent (et très habilement) traversée par les politiciens, qui avancent des opinions avec un ton objectif et professionnel comme si ce n’était même pas à discuter. La véracité de leurs discours et de leurs paroles sont dévorées aux mites par cette confusion. C’est fort dommage car leurs opinions seraient un matériau passionnant pour penser, pour avancer si elle s’assumaient dans leur subjectivité. Mais ils ne cherchent pas la vérité; ils cherchent la popularité, en maniant avec brio cet « art d’avoir toujours raison » décrit par le philosophe. Il faudrait un jour faire un relevé amusant de toutes ces petites chevilles rhétoriques qu’ils disséminent dans leurs phrases pour se poser en experts et gommer l’aspect discutable de leurs allégations : « tout le monde sait bien que… », « la réalité, c’est que… », « la vérité, Monsieur, la voici… », « toutes les études montrent que… », « vous savez très bien que… », « ce n’est même pas la peine d’en parler… », « c’est évident… » etc. etc.
Des discussions de table
En prenant un peu de recul dans les discussions polémiques qui animent les repas familiaux ou les discussions entre amis, qui tournent assez souvent à la dispute, vous vous rendriez compte (outre le fait que les gens, en fait, ne s’écoutent pas vraiment) que cette frontière entre les faits avérés et les opinions individuelles est flottante, que chacun prend un peu ce qui l’arrange dans la réalité pour « avoir raison » et avance ses opinions comme si elles ne faisaient l’objet d’aucun doute possible; ici aussi, dans une mesure moins grave que celle de nos politiciens de métier, personne n’assume vraiment l’aspect encore imparfait et en devenir de ses opinions, et cherche donc à les faire passer pour des explications objectives, pressé de clore le débat par une sentence définitive. Et se vexe si son interlocuteur en fait de même ! Encore un peu, et les attaques ad hominem vont commencer à pleuvoir comme de mauvais coups…
« Je l’ai vu sur internet »…
On entend parfois certains ados ou certains militants de ceci ou de cela dire cette phrase effrayante: c’est vrai, je l’ai vu sur internet. S’il y a bien un lieu où la liberté est grande, et tant mieux !…c’est (encore) internet ; mais il y a un revers à cette belle médaille : s’il y a bien un lieu où les rumeurs, les approximations, les ouï-dire et on-dit de catégorie rouge, les hoax, mensonges, ragots, inepties, contre-vérités et autres trolls de la pensée peuvent pulluler, c’est aussi internet. C’est le jeu, il faut en connaître les règles avant même de se connecter.
Aux jeunes enfants du XXIe siècle, il faut enseigner ce réflexe: ce n’est pas parce que c’est écrit sur un écran que c’est vrai; à l’adolescent, expliquer que le nombre de retweets ou de followers ne garantit pas la vérité; et à l’adulte, rappeler qu’il faut toujours se reposer ces simples et précieuses questions de leur cours de français :
– Est-ce que c’est une explication ? (Si oui, est-elle fiable?)
– Est-ce que c’est une argumentation?
Et surtout, pour éviter que ne soit bradée la vérité, pour éviter les pièges qui lui sont tendus tous les jours, involontairement par des paresseux, et volontairement par des manipulateurs :
Est-ce que cette personne n’est pas en train de me présenter comme des explications ce qui n’est que son opinion?
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# à quoi sert le français ? mardi 13 octobre 2015
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Merci! il m’arrive de douter