Tout le monde a été surpris par la décision du Comité Nobel, l’intéressé en premier lieu, qui ne répond toujours pas aux messages de l’Académie…
Il s’est bien sûr trouvé quelques (vieux?) ronchons pour s’indigner vigoureusement d’une telle injure à la « grande littérature », qu’ils ne doivent pas connaître si bien que ça pour vouloir la convoquer à leur procès en réaction ; s’ils lisaient ou étudiaient vraiment les « grands auteurs » (plutôt que de les citer) ils sauraient que nul mépris pour les formes populaires ne s’y trouve, au contraire : Chrétien de Troyes reprend et croise les genres du roman courtois et du roman de chevalerie, Rabelais réinvestit les chroniques de géants, Faulkner retravaille le roman policier, la liste pourrait s’allonger à loisir…
Or c’est à mon avis cela que le Comité Nobel Nobel a voulu signifier par cette surprenante attribution : la reconnaissance d’une forme littéraire populaire, à savoir les paroles de chansons.
A l’échelle de l’histoire littéraire, cela ne fait finalement pas si longtemps que cette forme que nous lui connaissons (parce qu’en fait c’est un genre qui remonte au Moyen Âge, et une pratique qui remonte aux origines mêmes de nos cultures) a pris l’ampleur qu’elle a aujourd’hui, grâce, initialement à la radio, puis à tous les supports (vinyles, cassettes, cds, dvds, mp3…) qui lui ont assuré une diffusion mondiale : pour tailler large disons un petit siècle. La chanson se voit un peu comme la petite cousine de la poésie (on y trouve les mêmes procédés métriques, phonétiques et le même recours à l’image) et cette prestigieuse ascendance est encore ressentie par les artistes eux-mêmes comme un motif de complexe : je me souviens d’un interview de Brel qui expliquait ne plus oser ouvrir Verlaine ou Rimbaud, de peur de ne plus être capable d’écrire une seule chanson.
Pourtant, la chanson est bel et bien une forme poétique, avec le même statut un peu particulier que celui des textes de théâtre : il s’agit de formes intermédiaires, puisque normalement le texte de théâtre est fait pour être joué et le texte de chanson pour être mis en musique. Mais dans les deux cas il arrive que le texte atteigne une telle qualité littéraire qu’on peut très bien le lire de manière autonome, comme une fin en soi. Un monologue de Musset n’a pas obligatoirement besoin d’être vu sur scène pour être apprécié. De la même manière, on peut très bien lire « L’auvergnat » de Brassens ou « Blowin’ in the wind » de Dylan sans leurs mises en musique.
Plusieurs poètes avaient obtenu le Nobel : Sully Prudhomme, Saint John Perse, pour prendre des exemples nationaux. Il était temps de récompenser les paroliers, fussent-ils dans l’esprit de certains d’un genre considéré comme mineur. (La critique universitaire le classera-t-elle dans ce grand casier fourre-tout où elle range tout ce qui ne correspond pas à ses canons : la « paralittérature »?) Je n’égrènerai pas ici tous les textes de chansons qui ont clairement un intérêt d’ordre littéraire, qu’ils soient les fruits d’un chanteur dont toute l’œuvre est remarquable ou d’un simple coup de génie isolé dans une « carrière », mais ils sont assez nombreux pour qu’on cesse de les opposer à une poésie reconnue et institutionnalisée. Il fallait entériner ce symbole : avoir choisi ce « poète de la folk », qui a su tailler de mémorables couplets et refrains dans l’Histoire américaine était un bon moyen de le faire. Qui ne lui reconnaîtrait pas de talent poétique (en particulier la période 65-75) avouerait seulement qu’il ne l’a jamais vraiment lu…
Dylan ira-t-il chercher son prix à Stockholm ? Rien n’est moins sûr, mais ce n’est pas ce qui importe : ses textes sont là.
__
mardi 25 octobre 2016
__
__
__