La question de la mémoire va être au centre des choix que nous allons devoir faire dans les décennies à venir, non seulement en matière de pédagogie, mais de manière plus large encore, concernant la plupart de nos activités intellectuelles, des plus abstraites aux plus prosaïques.
Comme il va être de plus en plus facile et rapide de stocker des données, des informations, des connaissances sur des supports miniaturisés (on peut dès aujourd’hui mettre l’équivalent d’une bibliothèque en fichier texte sur une clé bon marché), le besoin de les mémoriser pour y avoir accès va être remis en cause. Nul besoin de mémoriser un trajet avec le GPS, de lire un livre avec Wikipédia, de retenir un numéro de téléphone avec une carte SIM.
Partant, plus de mémoire ?
On sait que sur cette question, deux camps, deux visions s’opposent frontalement.
Pour les uns, technophiles convaincus, le cerveau va y gagner en agilité : libéré de la dépense d’énergie qu’il consacrait à « retenir » les informations, il va plutôt apprendre à aller les chercher le plus rapidement possible et pouvoir être plus créatif.
Pour les autres, technophobes ou technophiles repentis, cette « désutilisation » de la mémoire aura des conséquences dramatiques sur le niveau intellectuel : N. Carr parle de « bas-fonds ».
Sans partager ce radicalisme, et ayant moi -même un GPS dans ma voiture, je suis plus sensible aux arguments de ce second camp. Mon intuition me dit même, devant la désertion à venir de cette faculté, qu’il faut revaloriser les exercices (scolaires ou non) de mémoire.
Pourquoi ? Parce que je pense qu’on n’utilise pas aussi bien une information que l’on connaît qu’une information que l’on vient de louer.
Je crois, en outre, que la médiation biologique du savoir est supérieure à une médiation technique, que les choses que j’ai, spontanément ou avec un effort, inscrites dans mes neurones diffusent lentement et silencieusement une pensée qui me serait impossible avec une mémoire externe. La mémoire externe offre un El Dorado quantitatif mais qualitativement elle est, pour reprendre l’adjectif qu’on utilise justement pour les disques durs, morte.
Devient-elle vivante parce que je la télécharge ? Je ne peux pas penser à partir de connaissances empruntées à court terme – ou cela ressemblerait à une sorte d’onirisme intellectuel permanent. Une pensée sans corps et sans perspectives.
En matière de pédagogie, et plus particulièrement d’enseignement de l’orthographe, je conserve donc, contre vents et marées, toute sa place au « par cœur », en essayant d’en casser l’aspect fastidieux par l’esthétique (à l’image de cette excellente publication) ou par le jeu…
Un petit jeu célèbre
Pythagore conseillait à ses disciples de pratiquer le jeu suivant : le soir avant de dormir, essayer de se rappeler sa journée. Le jeu paraît simple mais il peut atteindre à un niveau de finesse remarquable.
Au départ, il sera facile de ramener de l’oubli de grands pans de sa journée : ce matin j’étais au travail, je me suis occupé de tel dossier, à midi j’ai mangé là, ce soir j’ai vu tel film… Mais l’idée, conseillait le mathématicien, est d’essayer de se souvenir de plus en plus précisément de ce que l’on a fait : qu’ai-je mangé ce midi? quel était le montant de la note? avec qui ai-je mangé? Puis plus loin encore: comment était habillée la personne à ma gauche? Quelle est la première phrase qu’elle m’a dite ce matin? Quels étaient les mots exacts qu’elle a utilisés? etc…
Le jeu réserve de nombreuses surprises, dans le sens où l’on butera contre de longues amnésies, de la même manière que des souvenirs millimétrés reviendront ; il peut aussi être pratiqué sur les jours précédents, les semaines…On s’y rend compte aussi concrètement que la mémoire est un muscle, dans le sens où un effort peut permettre de retirer un plus grand morceau du souvenir de la brume arrière dans laquelle il baignait au départ. Et cet effort est lui-même facilité par la pratique, l’habitude que l’on a de le faire : plus je soulève de poids, plus je deviens fort / plus je sollicite ma mémoire, plus ma capacité de mémorisation augmente.
Mémoire et attention
Une fois que j’ai décidé de ne pas prendre la route de la facilité (de l’externalisation complète de la mémoire), il me semble important de réfléchir à la question connexe à la mémoire qui est celle de l’attention.
On parle parfois, de manière un peu vague, de mémoire « sélective », l’idée étant que j’ai d’autant plus de facilité à retenir, à mémoriser une information qu’il s’agit d’une information qui m’intéresse.
Il ne faut pas essentialiser : ceux qui ont de la mémoire et ceux qui n’en ont pas ; il y a ceux qui font davantage fonctionner leur mémoire et ceux qui l’utilisent moins ; ou pour être plus précis encore : il y a les sujets dont ma mémoire s’empare sans la moindre difficulté et ceux qu’elle boude.
Qu’est ce qui caractérise les sujets pour lesquels ma mémoire fonctionne à plein régime sans même que je lui demande de le faire? Ce sont des sujets qui m’intéressent.
Et que se passe-t-il dans mon cerveau quand une information concernant un sujet qui m’intéresse me parvient ? Il se passe que je deviens instantanément attentif. Tout est là.
Attention et mémoire marchent main dans la main, dans un cercle vertueux : plus je suis attentif plus je mémorise de choses, et plus je mémorise de choses, plus mon attention s’affine. Il ne me paraît pas avantageux de perdre tout cela pour un disque dur.
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mardi 14 février 2017
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