Perdons-nous peu à peu la capacité de lire un texte long ?
Je ne parle pas de désir, ou d’une quelconque préférence mais bien de la capacité… parce qu’il semble qu’il y ait depuis quelques années un « problème », plus ou moins généralisé, à ce sujet -qui rejoint d’ailleurs celui de la mémorisation.
C’est Nicholas Carr, en 2008, qui a fait partie des premiers à tirer la sonnette d’alarme, dans un texte qui est devenu célèbre : « Est-ce que Google nous rend idiots ? » Voici ce qu’il écrit au sujet de la lecture :
« Auparavant, me plonger dans un livre ou dans un long article ne me posait aucun problème. Mon esprit était happé par la narration ou par la construction de l’argumentation, et je passais des heures à me laisser porter par de longs morceaux de prose. Ce n’est plus que rarement le cas. Désormais, ma concentration commence à s’effilocher au bout de deux ou trois pages. Je m’agite, je perds le fil, je cherche autre chose à faire. J’ai l’impression d’être toujours en train de forcer mon cerveau rétif à revenir au texte. La lecture profonde, qui était auparavant naturelle, est devenue une lutte. »
Il est intéressant de noter, dans ce constat que fait l’universitaire, que cette « réticence », cette dispersion, cette difficulté à se plonger dans une lecture longue atteignent quelqu’un, en l’occurrence lui-même, qui aimait et pratiquait cette immersion intellectuelle dans les livres. On imagine alors à quel point des gens qui n’aiment pas (ou plus) lire doivent être touchés… Moi-même, quand j’ai lu ce texte en 2008, je me suis senti un peu moins seul, parce qu’effectivement je voyais et sentais très bien de quoi voulait parler son auteur.
Plus tard, je suis tombé sur une étude qui décrivait la « lecture en F », expliquant que la plupart des lecteurs sur le net ne lisaient pas les articles en intégralité. Ils lisaient les titres,1er, voire 2ème paragraphes, puis « scrollaient », comme on dit, en bas de l’article pour en lire la conclusion. Une sorte d’impatience généralisée semble s’emparer des lecteurs du monde entier, indépendamment de ce qu’ils lisent, de ce sur quoi ils lisent, et sans que ne soit en cause leur goût pour la lecture ; et il apparaît que cette impatience est liée directement au développement du net –du moins qu’elle se développe en parallèle à celui-ci. Elle va de pair avec l’assistance grandissante que les machines et les algorithmes nous apportent, jusque dans nos gestes les plus banals.
Il est certain qu’une telle difficulté à lire des textes plus longs aura des conséquences sur notre cerveau, notre intellect, ainsi que sur notre littérature, notre presse, etc… Une fragmentation des contenus est en cours, dans des proportions assez inquiétantes. Mais c’est du point de vue pédagogique que je veux me placer ici. La question à trancher est la suivante : l’instituteur, le professeur de collège et le professeur de lycée doivent-ils accompagner ce mouvement ou aller à rebours ? Les programmes doivent-ils s’adapter à cette nouvelle donne ou au contraire la considérer comme un problème à combattre ? Un prof de 4ème pourra-t-il, dans 50 ans, donner Vendredi ou la vie sauvage à lire à ses élèves, ou les directives l’en dissuaderont-ils ? A moins de résoudre la question par ces saucissonnages qui faisaient hurler Paul Valéry dans Le Bilan de l’intelligence, en 1935 :
« C’est en considération du diplôme, par exemple, que l’on a vu se substituer à la lecture des auteurs l’usage des résumés, des manuels, des comprimés de science extravagants, les recueils de questions et de réponses toutes faites, extraits et autres abominations. »
C’est d’ailleurs dans ce même texte que Valéry annonçait de manière prophétique : « Nous ne supportons plus la durée. » Que dirait-il aujourd’hui ?!…
Je serais moins sévère, pour ma part, sur les anthologies et les recueils d’extraits, mais si une capsule m’emmenait en 2117 et me montrait des programmes sans aucune œuvre intégrale, je me dirais que nous avons pris là un bien mauvais chemin. En fait, je ne crois pas à l’opposition texte court/ texte long ; je trouve simplement regrettable et peut-être dangereux de se priver peu à peu des bénéfices de la lecture longue. Pour prendre une image, ce serait un peu comme ne plus jamais aller naviguer au large et devenir des marins plaisanciers, incapables de s’éloigner de la côte plus d’une heure ou deux…Ne dit-on pas « se plonger dans un livre » ? Ce n’est pas pour rien. Avancer au-delà des 100, 200, 500, parfois 1000 pages de certaines œuvres est une expérience d’une telle richesse qu’il faut vraiment souhaiter à tout le monde de pouvoir la faire !
Elle est à la portée de tout le monde, pour peu :
1- qu’une initiation soit faite : le plus tôt est le mieux mais elle peut commencer à tout moment de la vie ;
2- que l’idée elle-même de vouloir « se plonger » dans un gros bouquin ne soit pas battue en brèche par un renoncement progressif des programmes scolaires et des éditeurs.
C’est pour ces raisons, à mon sens, que l’école (du CP à la Terminale) doit résister à cette tendance et continuer d’enseigner la navigation au large aux jeunes personnes, pour qu’au moins la lecture longue reste un choix. On comprend bien la différence qu’il y a entre : Je n’aime pas lire un texte long. Et : je ne suis pas capable de lire un texte long. M’est d’avis que ceux qui ont fait de longues traversées le regrettent rarement… Mais si au lieu de dire : je n’aime pas… on osait dire : je n’arrive pas… alors, on pourrait rouvrir le livre et réessayer l’aventure, d’autant qu’il devient de plus en plus légitime d’avouer qu’on n’ « arrive » pas, puisque tout est fait pour nous distraire, nous disperser en permanence. Je parlais de « résistance » de l’école, ou même simplement des lecteurs eux-mêmes : il ne faut pas forcément imaginer un effort qui serait surhumain. Les mesures peuvent-être simples. Éteindre son téléphone, fermer son écran de portable, mieux : aller dans un lieu calme avec pour seul compagnon un et un seul livre.
Et les nuages au-dessus de sa tête. Cela suffit.
Témoigner des merveilles d’une longue traversée est un préalable ; mais ensuite il faut aménager le temps et les possibilités d’une telle entreprise- et donner à lire chez soi peut en augmenter les risques d’échec. Si les élèves ont du mal, de plus en plus de mal à se concentrer ce n’est pas en les sermonnant et les culpabilisant qu’on résoudra ce problème. Tant que cela est en notre pouvoir, ce temps et cet espace nécessaires à l’immersion dans des lectures moins fragmentées, nous devons leur trouver et leur construire. Ne serait-ce qu’en demandant l’exemple nous-mêmes… En classe, l’aménagement du temps de lecture pourrait être une piste. Puisqu’on emmène bien les élèves en voyages de classe, pourquoi ne pas les emmener en voyages de livres ? On pourrait même leur laisser le choix du livre. Le professeur n’aurait pour belle tâche que de protéger ses élèves, pendant une durée déterminée, de tous les parasites et de toutes les distractions qui les empêchent de se concentrer -les aider à ouvrir en eux cet espace de paix et d’intelligence, parfois d’émotions que les livres sont à même de créer. Sans vouloir aller trop loin, j’irais presque jusqu’à dire qu’un professeur qui apprend la lecture longue à ses élèves accomplit une tâche spirituelle.
Il faut qu’à un moment il y ait eu un plaisir initial pour que l’apprenti navigateur ait le désir de reprendre la mer ; tant qu’il n’a pas eu lieu, tant qu’il n’a éprouvé que de l’ennui et entendu des remontrances, le bateau restera à quai. À ce titre, les lectures « moyennement » longues peuvent être une bonne passerelle de départ : je pense par exemple à des textes comme Le joueur d’échecs, de Zweig, L’ami retrouvé, de Fred Uhlman, Colline de Giono, La chambre dérobée, de Paul Auster… Je vous demande un effort, mais voyez, ce n’est pas si loin. Enfin, dissocier la question du nombre de pages, du goût qu’on y trouve : 30 pages d’un mauvais roman peuvent être plus longues à lire que 300 d’un bon !
Êtes-vous allés au bout de cet article sans vous interrompre ? 🙂
_
_
mardi 12 septembre 2017
_
_
_