Niveaux de connaissance

Il y a l’opaque ignorance. Ensuite, il y a l’intuition, ce doute étrange. Puis, la recherche et l’interrogation. Ensuite, des morceaux de compréhension, des fragments de connaissance.
Puis l’appréhension plus complète, mais encore superficielle, uniquement intellectuelle : on comprend une chose mais, pour ainsi dire, de l’extérieur. On en voit les contours, on en saisit les leviers, les mécanismes, on en écrirait bientôt une dissertation, puis un traité. Mais cette forme de connaissance n’est pas encore, selon moi, la forme ultime de la connaissance humaine, et je m’en vais prendre un exemple pour m’en expliquer : la fable de La Fontaine « La Laitière et le Pot au lait ».
Je peux tout simplement ne pas connaître l’existence de cette fable, ni de son auteur, ni de l’existence même de ce type de textes.
Je peux aussi la connaitre de nom, mais ne pas l’avoir lue, et m’en faire donc une idée assez étrange par rapport à ce qu’elle est vraiment.
Je peux aussi l’avoir lue et en faire une interprétation totalement fausse (en pensant par exemple que c’est un texte de science-fiction ou un poème romantique) ou partiellement fausse (en pensant que l’auteur y fait un éloge inconditionnel du rêve). Je peux enfin la comprendre, en sentant l’adéquation entre l’histoire et sa morale.
« La laitière et le Pot au lait » est une fable publiée en 1678 par La Fontaine (qui s’est probablement inspiré d’une nouvelle de de Bonaventure des Périers) qui raconte l’histoire de Perrette, une jeune fermière qui va vendre son lait -qu’elle porte, sur sa tête, dans un pot- à la ville. Pleine d’enthousiasme et de désir, elle compte, chemin faisant, l’argent qu’elle en retirera ; couvée, cochon, vache, veau, elle se voit « déjà » à la tête d’une coopérative agricole, survolant ses hectares d’exploitation en hélicoptère (ou presque). Sautant de joie, elle fait tomber son pot de lait et par la même occasion la suite de ses rêves. Dans une longue moralité, La Fontaine nous explique que nous sommes tous un peu comme Perrette, « autant les sages que les fous », et que notre imagination a tôt fait de mettre la grande voile :
« Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes : / Tout le bien du monde est à nous, /Tous les honneurs, toutes les femmes. / Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ; / (…) On m’élit Roi, mon peuple m’aime ; / Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant »…
Mais « quelque accident » arrive et tout cela disparaît. L’erreur de Perrette n’est pas de rêver, mais d’avoir laissé son beau et grand rêve lui faire perdre le sens de la réalité et du moment présent. Qu’elle se mette à rêver en revenant de la ville, après avoir vendu son lait, très bien : cela s’appelle faire des projets, et fait partie du sel de la vie. Mais qu’elle laisse son rêve la distraire à ce point de ce qu’elle avait à faire ce jour- là, et qui était finalement assez simple, là est son problème, et, selon le fabuliste, le problème qui nous guette tous.
J’avais lu,  et même étudié cette fable pour le bac, quand j’avais 17 ans. Je l’avais, d’une certaine manière, bien comprise, peut-être même la savais-je par cœur et aurais-je pu faire une étude comparée sur le thème de l’imprévoyance ou de l’imprudence chez La Fontaine et Ésope.
Pour autant, l’avais-je vraiment comprise ? J’en avais compris le principe mais peut-être pas l’essence.
Quelques années plus tard, je me lançai dans un projet artistique avec un ami. Pleins d’ambitions, nous nous jetâmes dans sa préparation, sans jamais nous fixer d’objectif précis et limité. Nous rêvâmes à de grandes choses, mais fûmes bientôt rattrapés par des contingences matérielles qui firent se déliter notre projet, qui ne vit pas le jour. J’avais pourtant lu et compris la fable de Perrette, mais visiblement ce savoir était resté lettre morte dans mon esprit, car ce qui se passa pour ce projet était prédit par la fable (l’esprit trop porté vers un lointain et désirable avenir et pas assez sur les éléments du présent) : je fis tomber mon pot de lait. Mais il ne s’agit pas pour moi ici de cultiver des regrets. Voici où je veux en venir : aujourd’hui je connais et comprends vraiment ce que La Fontaine voulait dire. Je n’étais qu’au milieu du gué : je savais théoriquement qu’un certain Jean de La Fontaine avait écrit des fables inspirées d’un auteur grec et de diverses traditions populaires, qu’à la manière des grands moralistes du 17ème siècle français il y avait délivré des leçons morales à valeur universelle ; j’avais même lu et analysé sa « Laitière et le pot au lait », mais cette connaissance n’était qu’à l’état brut et potentiel dans mon esprit. Quand j’ai commis cette erreur de rêver au point d’en perdre de vue ma réalité immédiate, au point d’en compromettre mon propre rêve, alors j’ai vraiment compris, alors ce savoir est devenu mien : j’ai pu me l’approprier dans toute sa mesure et sa finesse.
Entreposer des connaissances dans son esprit n’est pas connaître. Toute expérience de vérité est personnelle, ce qui ne signifie pas qu’elle est relative, comme le déduisent à tort les sceptiques. C’est un chemin, une découverte, une révélation -mais pas une révélation qui tombe sur vous du ciel comme la pluie, une révélation au sens photographique, apparaissant peu à peu au fil de l’expérience. J’ai vu tant d’érudits ne pas soupeser un seul mot de ce qu’ils savaient. C’est  là peut-être le plafond de verre de tous les rationalismes : croire qu’une liste de connaissances tendant vers l’exhaustivité puisse constituer la connaissance.
Nous employons le verbe « connaître » avec trop de facilité. « Ah ! oui, La Fontaine, je connais ! Les Fables ? Bien sûr, lues et relues… quel admirable ouvrage ! » Peut-être que la personne disant cela ne connaît en fait pas très bien les fables, et que la connaissance superficielle qu’elle croit en avoir est justement l’écran de fumée qui l’empêche de les connaître mieux, au moins d’en connaître une ou deux, peut-être trois dans leur véritable substance.
Il existe ainsi des niveaux de connaissance supérieure, qui impliquent une expérience personnelle, une confrontation subjective avec une idée. En deçà, se trouvent des cartes, des indications, des conseils, des témoignages, autant d’éléments précieux pour avancer sur le chemin de la connaissance. Ces éléments sont comme les papiers de douane qui vous permettent de voyager librement, mais en eux-mêmes ils ne constituent pas le voyage que vous avez décidé d’entreprendre. Je ne connais pas l’océan et ses embruns parce que j’en ai vu des photos ou entendu des descriptions. Je les connais si j’y vais et que je les vois, les sens et les respire. C’est la différence entre savoir et connaître – agrandissement de la conscience.

Certes, il est quelques sujets (assez peu, mais irréductibles) sur lesquels je ne puis faire d’expérience personnelle. L’Histoire, par exemple. Il m’est impossible de retourner dans le temps voir la Rome de César. Je ne puis donc me fier qu’à ce que des historiens ou des artistes (autre forme de connaissance) en ont dit, sur la base de traces. Il me semble alors que la dernière bonne méthode qu’il me reste est de m’imprégner d’un maximum d’informations émanant de ces témoignages indirects pour les recouper et en dégager quelques invariants. Et, afin d’avoir une vision plus fine d’une réalité devenue inaccessible, il me faut reconnaître les présupposés et conditionnements culturels de ces témoins extérieurs, d’intégrer leurs subjectivités à leurs rapports objectifs. Une biographie de César écrite par un historien français de l’époque napoléonienne ne sera pas identique à une biographie de ce même César par un intellectuel italien de l’après-guerre… Dans les sciences dites « dures », ce n’est qu’à partir d’infimes données que les savants peuvent reconstituer galaxies et époques lointaines.
Par quels tourments doivent-ils passer quand d’autres données viennent infirmer leurs premiers échafaudages… Mais ils avancent, malgré la distance.

Quels sont donc les deux moments décisifs dans cette ascension vers un niveau de connaissance toujours plus haut, ou plus étendu ? J’ai dit que l’ignorance était le premier niveau, mais il y a un niveau 0, un niveau « fantôme » pour ainsi dire : l’ignorance du fait que j’ignore quelque chose. Socrate a basé sa démarche philosophique sur la prise de conscience de ce premier pas : « je sais que je ne sais rien » – il n’est pas difficile, ensuite, de démontrer que si j’ai vent du fait, par exemple, qu’un auteur du 17ème siècle a écrit d’intéressantes fables, je n’aurai plus, aiguillonné par ma curiosité, qu’à tendre la main pour me les procurer et les découvrir.
Le second moment décisif est cette « butée » qui pourrait m’arrêter, parce qu’à un moment je me dirais que ce que je sais sur un sujet est suffisant, voire est tout ce qu’il y a à savoir. Si je ne passe pas ce cran, je risque de végéter dans les limbes d’un savoir abstrait et désincarné, et je m’interdis involontairement d’éprouver toute largeur, hauteur ou profondeur.
Ignorer que je ne sais pas, puis croire que je sais tout ce qu’il y a à savoir sur un sujet, voilà donc les deux freins au développement de l’intelligence, qui est moins une bibliothèque ou un stock de données qu’un univers vivant et en expansion.

_

_

mardi 9 janvier 2018

_

_

_

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *