« Je pense qu’en achetant de plus en plus de plats surgelés, je vais devenir un meilleur cuisinier… »
Telle est selon moi -par analogie- la teneur du raisonnement de ceux qui pensent que l’utilisation de l’IA va, grâce aux corrections et suggestions incrémentées au fil de leur rédaction, augmenter leurs compétences d’écriture.
Dans une excellente tribune des « Echos », le 11 février 2025, Gaspard Koenig se plaignait de l’intrusion de l’assistant Copilot (l’IA générative de Microsoft embarquée dans la dernière mise à jour de Word) dans son processus d’écriture : petite « mouche multicolore » venant « se colle[r] à chacune de mes lignes pour me proposer d’écrire à ma place », assistant introduit « de force » et voleur de ses contenus qui vont servir à entraîner l’IA, ce qui constitue, pour l’auteur, un « pillage à la source du droit d’auteur ».
Je ne peux moi-même plus ignorer, dans mon travail d’enseignant et d’auteur de ressources pédagogiques en langue française, cette nouvelle donne numérique, avec les arguments qui la soutiennent et les conséquences qu’elle implique.
Reprenons au début. Avec l’arrivée de la bureautique et des traitements de texte, ont éclos les premiers correcteurs automatiques, d’abord sous la forme des petites vaguelettes rouges, vertes ou bleues et de leurs suggestions avec le clic droit, puis sous la forme plus élaborée de logiciels payants comme Antidote ou ProLexis. L’efficacité de ces outils sur l’orthographe lexicale était bonne (ce n’est qu’un jeu d’indexation dans la base de données d’un dictionnaire) ; sur l’orthographe grammaticale, c’était plus mitigé… Pour repérer que « voitture » ne prend pas deux « t », aucun souci -ce qui en faisait un outil intéressant pour traquer les coquilles ; mais pour orthographier « Dominique est parti / partie », et donc aller chercher ailleurs dans le texte des indices pour déterminer si Dominique est un garçon ou une fille, cela se compliquait et il fallait jouer aux dés…
La diffusion de l’IA (ChatGPT, Deepseek, Copilot, Grok & consorts) va rebattre les cartes. Non seulement l’orthographe de nos écrits va être (de mieux en mieux) corrigée, mais des suggestions de tournures syntaxiques, voire des propositions de phrases entières vont s’y adjoindre.
Faut-il y voir, à moyen terme, la possibilité d’une fin de l’écriture telle que nous la connaissons, puisqu’il ne s’agira plus que de « prompter », sans même passer par la case clavier, en générant oralement une demande de texte ?
« HAL, s’il te plaît, écris-moi une lettre de motivation de 400 mots en insistant sur mon expérience de moniteur d’aviron et mon séjour linguistique au Canada. Reste poli tout en montrant une certaine détermination. Glisse une mention à mon directeur de Master que tu mettras en copie visible. Et que ça saute !…» On y est déjà.
Voici les trois arguments mis en avant par les promoteurs de ce type d’outils, qu’ils soient déclarés ou officieux (car beaucoup l’utilisent « sans le dire », « en scred » dirait-on dans un registre très familier).
Une certaine efficacité
Ce premier argument sera le moins contestable concernant l’orthographe parce qu’à terme l’IA parviendra à faire des prédictions grammaticales de plus en plus fines, et si pour le moment elle n’atteint que des scores moyens à des Certifications officielles, je crains qu’elle ne finisse par l’emporter, comme Deep Blue avait finalement battu Kasparov.
Aura-t-elle donné la maîtrise de l’orthographe à celui qui l’utilise ? En aucun cas. Il faut donc dire : elle corrigera vos textes et non vous aidera à corriger vos textes.
Concernant le rédactionnel, et plus spécifiquement les écrits professionnels, les suggestions ne sont pas mauvaises, elles ne sont pas laides non plus, elles « tiennent la route », même si on y ressent une certaine fadeur impersonnelle, un peu comme ces soupes surgelées qui dépannent bien de temps en temps (pour reprendre mon image du départ) : on a bien conscience de ne pas avoir affaire à une véritable soupe de poisson, mais plutôt à un liquide chaud « goût poisson »…
Mais quand bien même, un jour prochain, le résultat deviendrait propre et « indétectable », on pourra considérer que ce ne sont plus des humains qui communiquent par écrit, mais leurs ordinateurs qui s’envoient des messages entre eux, avec le ton de ces messages types qui pullulent sur LinkedIn quand on ajoute certains utilisateurs : ultra-formatés, indifféremment polis, copiés-collés à la chaîne, s’adressant à moi sans me donner la moindre impression qu’ils s’adressent à moi. Vides.
Le sacro-saint gain de temps
Aller plus vite : tel est le « Graal » des thuriféraires de l’IA générative, et d’une manière générale de tout ce qui nous vient de la Silicon Valley…
Il y aurait un premier contre-argument d’ordre philosophique à leur opposer : pourquoi faudrait-il absolument gagner du temps dans tout ce qu’on fait ? Pourquoi la vitesse serait-elle toujours une vertu ? Vaut-il mieux un travail vite fait ou un travail bien fait ? Ne pourrait-on défendre avec autant de pertinence l’idée que la valeur réside plutôt dans le fait de prendre du temps, de prendre de son temps pour bien faire quelque chose ? En fait, sous cette glorification du gain de temps, se trouve, assez banalement, une idéologie héritée du taylorisme, qui voudrait passer à la moulinette du rendement la moindre de nos activités quotidiennes. Comme des machines, tiens… Mais restons sur le terrain pratique.
Car il n’est pas sûr qu’à long terme, ce soit réellement un gain de temps. Un étudiant étranger à qui je proposais un jour de mémoriser quelques verbes difficiles et fréquents du français m’objecta qu’en 10 secondes il pouvait avoir la réponse sur Google ; aujourd’hui il me dirait qu’il faut 3 secondes à ChatGpt… Je lui avais répondu amicalement que, sur ce terrain du temps, ma méthode « à l’ancienne » (passer quelques heures à apprendre par cœur les temps principaux de grands verbes) l’emportait sur sa méthode, car il oubliait, dans son calcul, de multiplier ces quelques secondes par les centaines, voire les milliers de fois où il devrait aller sur son interface, vérifier, à chaque fois, la bonne orthographe du verbe aller au futur ou du verbe tenir au subjonctif… Le temps qu’il pensait perdre maintenant en mémorisant « biologiquement » une connaissance, il le gagnerait largement à long terme. C’est d’ailleurs le principe même d’une formation ou d’un cours : un investissement ponctuel de temps pour parvenir, de manière définitive, à une autonomie.
Gagner du temps, économiser ses efforts… Il y a une comparaison que l’on trouve souvent chez les apologistes de l’IA : celle de la calculette, qui nous épargne maintenant le dur labeur du calcul… Même si je persiste à penser que le calcul mental reste une bonne chose pour le cerveau, la comparaison me semble, de toutes les façons, erronée, car la calculette ne permet que de faire les applications numériques d’équations ou de problèmes qui restent à la main de l’opérateur humain ; mais si vous écrivez vos textes, pros ou persos, avec une IA, vous n’avez plus rien à faire, sauf à choisir entre deux ou trois versions prémâchées pour vous. Le résultat peut être bon, mais il n’est pas de vous.
Ce n’est pas excessivement gênant s’il ne s’agit que d’un courrier administratif ou d’une relance de facture, mais si c’est le texte que vous vous apprêtez à lire au mariage de votre sœur, l’essai que vous voulez publier sur votre blog ou envoyer à un éditeur, une lettre importante dans la poursuite de votre carrière… Fallait-il, au sacrifice de votre originalité, « gagner du temps » pour les écrire ?
L’amélioration du style, vraiment ?
Une fois actée la possibilité de production par une IA d’un texte correctement orthographié et formulé, nous parvenons à un carrefour d’où partiront trois chemins.
Ceux qui trouveront cela très bien, à la poubelle la corvée de l’écriture ! Après tout, pourquoi pas ? Il y a bien des robots qui lavent la vaisselle ! Que répondre à ce fade utilitarisme, si ce n’est de demander à ses partisans ce qu’ils penseront quand l’institutrice ou le prof de Collège de leurs enfants leur annoncera que le programme de français a entièrement été remplacé par une initiation à la rédaction de textes sur une IA ? Papa, maman, pourquoi irais-je à l’école si Chatgpt peut réussir mon exercice de conjugaison / écrire ma rédaction / faire ma dissertation mieux que moi ? Je crains qu’ils ne soient un peu « gênés aux entournures » comme on dit…
Ceux qui croiront que cet outil améliorera leurs capacités rédactionnelles… C’est selon moi l’argument le plus pernicieux, parce qu’il semble adossé à une bonne intention : à partir du moment où je « verrais » de bonnes formulations, avec la possibilité de choisir celle que je préfère, j’augmenterais ma banque de vocabulaire, ma syntaxe et même mon orthographe. Mais comme le dit le même Gaspard Koenig dans son article, c’est dans l’effort et le tâtonnement, dans la recherche et l’erreur que se forge l’acte d’écrire. La véritable écriture a quelque chose de fondamentalement artisanal… L’immédiateté et la facilité des suggestions feront courir, même aux plus motivés, un risque d’atrophie intellectuelle, voire de « délestage cognitif », pour reprendre les mots d’une récente étude scientifique. Quant aux formations et à l’apprentissage continu, y succédera le règne des mini-assistants personnels de poche, sans aucune médiation humaine.
Il ne s’agit pas non plus de crier haro sur toute technologie (j’utilise moi-même très souvent le TLFi ou l’excellente base de synonymes du CRISCO) –d’ailleurs, l’encrier et la machine à écrire furent elles-mêmes des technologies innovantes par rapport à ce qui les précédait ; non, il s’agit de s’interroger sur leur degré de pénétration dans nos pratiques… Où se trouve la limite saine de cette pénétration ? Le problème des technophiles, c’est qu’ils ne connaissent aucune limite : si on peut le faire, on le fait ; si c’est nouveau, c’est mieux ! Mais la bonne question qu’il faut se poser au sujet d’une innovation technique (de tout outil, finalement…) n’est pas tant celle de son efficacité immédiate que celle de savoir si elle augmente notre savoir-faire ou si, au contraire, elle le diminue : en l’occurrence l’IA sera tellement invasive qu’elle ne fera, selon mon pronostic, qu’affaiblir les capacités de l’individu qui en (ab)usera pour rédiger… Je mets mon billet.
Ceux qui éviteront de céder à cette facilité, pour garder la main sur leur production écrite et continueront de nourrir leur propre réseau de neurones, en écrivant, en se formant, en lisant…
Pour conclure, je n’irai pas, comme l’auteur de « La fin de l’individu », jusqu’à dire qu’envoyer un mail qu’on n’a pas rédigé soi-même signe la « fin de toute dignité », mais je crains que ces béquilles/prothèses numériques ne finissent à terme par rendre le marcheur incapable de marcher sans elles, comme ce serait censément le rôle de béquilles. Je parlerais donc plutôt de démission intellectuelle -démission consentie au motif d’un pseudo-gain de temps et d’une morne efficacité.
Au-delà des espoirs des uns ou des craintes des autres, on peut se rassurer en se disant que, sur la longue durée, ces choses seront mesurables : « on verra » si le niveau rédactionnel global a progressé ; s’agissant de l’orthographe je n’ai pas vraiment vu, sur les 20 dernières années, que le niveau de la population avait progressé depuis l’apparition des correcteurs : chacun sait que c’est même l’inverse qui s’est produit. Le correcteur automatique en est-il la cause ? Non. Mais il en est encore moins la solution.
Cette ingérence dans l’écriture individuelle de programmes (essentiellement américains au passage) pose une foule de questions auxquelles il est utile de réfléchir en amont, parce que le train est en train d’accélérer : les plus optimistes argueront que « cela ne remplacera jamais »… que la paresse ne saurait totalement l’emporter, les plus pessimistes imaginent déjà des moyens de résister à une défaite qu’ils pensent inéluctable. Pour naviguer entre ces prédictions, je propose de ramener cette multitude de questions à deux, qu’il incombe à chacun de trancher pour lui et (puisque nous sommes des « animaux mimétiques ») pour la communauté :
Toute facilité est-elle forcément un progrès ?
Souhaitons-nous garder notre autonomie d’écriture –c’est-à-dire de pensée ?
(Aucune IA n’a été blessée pendant la rédaction de ce texte.)
mardi 8 avril 2025