Voilà des lustres que les enseignants de philosophie demandent que leur matière soit enseignée avant l’année du Bac, qu’ils demandent à sortir de la case « Terminale », au moins pour une initiation au Lycée, à partir de la Seconde.
Il semble que les choses aient commencé à bouger dans ce sens, et que des « expérimentations » soient faites dans certains lycées, ce qui, dans le jargon de l’Éducation nationale, peut éventuellement permettre d’espérer qu’en 2075-2080 le programme ait réellement changé…
Quelles que soient la vitesse et la forme que prendront les réformes sur le terrain, je pense pour ma part qu’elles sont encore bien en dessous de l’importance qu’elles devraient avoir. Car faire de la philosophie ne peut être réduit à une sorte de supplément culturel qu’on délivrerait à la fin du Secondaire; c’est un apprentissage ayant trait à l’activité même de penser, à l’acquisition d’un esprit critique et d’une curiosité intellectuelle, d’un sens du questionnement qui me paraissent aussi importants que lire, compter et parler l’anglais !
Dès le plus jeune âge…
En ce sens, je pense non seulement qu’une ou deux heures hebdomadaires de philo au Collège seraient profitables, mais je pousserais le curseur encore plus en amont, dès le Primaire. Il est totalement erroné de penser que des enfants ne sont pas capables de « philosopher », et c’est ne pas faire attention à ce qu’ils disent, parce qu’avant l’adolescence, il y a, entre 5 et 10 ans, l’âge des questions, que les adultes regardent souvent d’un œil amusé et un brin condescendant.
« Papa, pourquoi tu vas travailler? » « Elle ira où Mamie si elle meurt? » « Pourquoi je dois apprendre mes leçons? » « C’est quoi de l’argent? » « Pourquoi j’ai pas le droit de dire ça? »…
Ces questions SONT de la philosophie -et au passage, elles sont bien plus intéressantes que les questions de leurs parents sur leur prochaine destination de vacances ou sur leurs impôts.
Pour démontrer que les plus jeunes peuvent être initiés à la philosophie, un prof de philo s’est rendu dans une classe de CE1 (si) et a choisi un sujet bac pour lancer un débat avec l’institutrice et les petits: est-ce qu’être libre, c’est faire tout ce qu’on veut? Il en a ramené un instructif reportage radio, où l’on découvre que les écoliers sont tout à fait capables de manipuler certains concepts mais avec leurs mots à eux. Une petite fille qui dit : « Si je mets de la musique quand mon frère veut réviser ses leçons, je l’en empêche » ne fait pas moins que du Rousseau, qui explique dans son Contrat social que quand chacun fait ce qui lui plaît, « on fait souvent ce qui déplaît à d’autres. » Mots différents, mais le concept est saisi.
Il ne s’agit donc que de cela, d’adaptation lexicale: la philosophie comporte parfois un vocabulaire abstrait, complexe, qu’il s’agit de simplifier pour les plus jeunes. A ceux qui pensent que ce n’est pas possible, il faut renvoyer la balle suivante: « Si tu n’es pas capable de l’expliquer à un enfant de six ans, c’est que tu ne l’as pas encore bien compris toi-même (d’un certain Albert E.) »
L’activité de penser, à tout âge et à tous les âges
Il y a deux manières de voir la philosophie : soit comme une discipline réservée à une élite (qui, pour paraphraser un humoriste, « s’autorise(rait) à penser », ou se croirait la seule vraiment capable, ce qui l’arrange bien), soit comme un mouvement de l’esprit que chacun peut entreprendre, quel que soit l’endroit d’où il part. Si l’on penche plutôt pour cette seconde vision, on ne peut que souhaiter que l’école accompagne ce mouvement dès qu’il apparaît, par le choix de textes et de concepts idoines.
Qu’une foule de gens ne fasse pas, ou ne veuille pas faire ce mouvement, c’est là, hélas, un fait ; mais il ne faut pas en déduire que les rares l’ayant entrepris sont les seuls capables de le faire. Il n’est jamais ni trop tôt ni trop tard pour « sortir de la minorité », comme le proposait Kant dans l’ouverture de son excellent texte sur les Lumières.
Je ne vois pas de différence de nature entre une question posée par un enfant sur -par exemple- un droit qui lui est refusé, et un aphorisme de Pascal ou une page de dialectique de Hegel.
Il n’y a pas de philosophes, il n’y a que des individus qui pensent, plus ou moins. L’Esprit est partout où les esprits s’ouvrent.
Il s’agirait donc de faire de la philosophie avant la Terminale, bien avant même… pour en faire après !
10 février 2015