La culture fait-elle l’intelligence ?

« Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin. » Voilà une base intellectuelle, qu’il ne s’agit ici pour moi ni de répéter, ni de contester -mais plutôt de mettre en perspective. Qu’est-ce qu’un être cultivé ? Qu’a-t-il de plus (ou de moins) qu’un être dont on dirait qu’il ne l’est pas ? Est-ce un être intelligent, ou en tous cas plus intelligent que celui qui a moins de culture ? Au risque de surprendre (venant de quelqu’un qui passe son temps à la transmettre), je répondrais à cette dernière question  par la négative. Non, la culture n’est pas l’intelligence -je m’en vais ici illustrer puis nuancer mon argument.

Tout dépend bien sûr de ce qu’on entend par « intelligence ». Les définitions abondent, mais je m’en tiendrai à la plus canonique, qui est celle qui me convainc encore le mieux : la faculté d’adaptation. Cette définition reste encore selon moi la meilleure parce qu’elle me paraît capable de recouvrir aussi bien le mathématicien qui résout une équation réputée impossible, le poète qui sait en une vingtaine de mots faire surgir une image admirable dans l’esprit de son lecteur, le médiateur qui sait réconcilier deux rivaux, l’acteur qui sait sentir la salle devant laquelle il joue, le député qui écrit une loi qui fera disparaître une inégalité, la mère qui sait dire les mots qu’il faut à ses enfants sans les comparer, le vulgarisateur scientifique qui rend simple et accessible une théorie complexe, l’ami qui sait résister à un bavardage, le voisin respectueux, le professeur qui recrée un sujet dans l’esprit de ses élèves, l’ingénieur fiable et prévoyant, le médecin qui fait le juste diagnostic, le juge impartial, etc. À chaque fois, il me semble que l’être intelligent (ou, plus humblement, qui se comporte de manière intelligente) ne se caractérise pas tant par ce qu’il sait que par ce qu’il fait de ce qu’il sait dans telle ou telle situation. Et on pourrait aisément trouver exemples de gens qui en savaient autant, voire plus, et n’ont pas résolu l’équation, ému le lecteur, respecté leur ami, soutenu leur enfant, conçu la bonne loi, le pont solide, etc. etc. Qu’on me pardonne la comparaison, mais c’est un peu comme au poker, où l’on peut perdre avec un bon jeu, et gagner avec un jeu initialement faible : ce qui compte, ce n’est pas tant les cartes que l’on reçoit au début d’une partie que la manière de les jouer dans cette partie-là. Autre image : une culture qui ne serait qu’un fastidieux empilement de connaissances ressemblerait aussi peu à de l’intelligence qu’un tas de troncs morts à un voilier.

Si je voulais aller au bout de mon raisonnement, je me demanderais s’il pourrait se trouver des individus qui seraient cultivés sans être intelligents, et l’inverse. Dans les deux cas, oui. Sans vouloir faire offense à la figure de l’érudit (qui est souvent très intelligent), on repérerait nombre d’individus qui se se sont comportés de manière aberrante alors qu’ils lisaient Shakespeare, écoutaient Wagner ou connaissaient tous les Fragments d’Héraclite. De l’autre côté, le « bon sens » (non dans son sens populiste) mais dans son sens cartésien (« la chose la mieux partagée du monde ») peut faire produire des raisonnements de grande qualité à chacun, même s’il ne dispose que d’une quantité limitée d’informations sur un sujet -dans certains cas très particuliers, la virginité de ses connaissances peut même être son atout le plus fort.

Cela étant observé et posé, suis-je en train de dériver dans une sorte d’anti-intellectualisme, aussi démagogique que dangereux, de voir de la pédanterie partout, de dire que la culture ne sert à rien dans la formation de l’intelligence ? Absolument pas : après les avoir bien distingués comme non équivalents, je dirais que la première est l’aliment essentiel (mais non obligé) de la seconde. Lire La Fontaine, c’est à la fois naviguer dans les sphères supérieures de la langue française, mais c’est aussi côtoyer la sagesse en action ; voir les films d’Orson Welles, c’est à la fois redécouvrir les grands textes qu’il adapte, mais également faire une expérience visuelle inédite ; parcourir les Pensées de Pascal, c’est accéder à une subtilité d’esprit rare… Fréquenter de grands esprits nous élève, comme Newton le disait en 1675 : « Si j’ai vu plus loin, c’est en montant sur les épaules de géants. » Il reprenait d’ailleurs (sans le savoir?) une image déjà utilisée par Pascal et produite au 12ème siècle par Bernard de Chartres (qui lui-même la tenait peut-être d’un auteur antérieur…) : « Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux. » Autant dire que la qualité de l’aliment que l’on donne à son esprit est primordiale, même si ce n’est donc pas pas une fin en soi que de l’alimenter. Que ferons-nous de ce que nous savons ? Voilà ce qui me semble être la bonne question.

Synthèse de ma réponse. La culture fait-elle l’intelligence ? Non, mais ça aide.

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mardi 8 octobre 2019

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