En 1840, dans son Journal, qui sera publié sous le titre de Choses vues, Victor Hugo raconte la scène suivante :
Hier, 22 février, j’allais à la Chambre des pairs. Il faisait beau et très froid, malgré le soleil et midi. Je vis venir rue de Tournon un homme que deux soldats emmenaient. Cet homme était blond, pâle, maigre, hagard ; trente ans à peu près, un pantalon de grosse toile, les pieds nus et écorchés dans des sabots avec des linges sanglants roulés autour des chevilles pour tenir lieu de bas ; une blouse courte et souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait qu’il couchait habituellement sur le pavé, la tête nue et hérissée. Il avait sous le bras un pain. Le peuple disait autour de lui qu’il avait volé ce pain et que c’était à cause de cela qu’on l’emmenait. En passant devant la caserne de gendarmerie, un des soldats y entra et l’homme resta à la porte, gardé par l’autre soldat.
Une voiture était arrêtée devant la porte de la caserne. C’était une berline armoriée portant aux lanternes une couronne ducale, attelée de deux chevaux gris, deux laquais en guêtres derrière. Les glaces étaient levées mais on distinguait l’intérieur tapissé de damas bouton d’or. Le regard de l’homme fixé sur cette voiture attira le mien. Il y avait dans la voiture une femme en chapeau rose, en robe de velours noir, fraîche, blanche, belle, éblouissante, qui riait et jouait avec un charmant petit enfant de seize mois enfoui sous les rubans, les dentelles et les fourrures.
Cette femme ne voyait pas l’homme terrible qui la regardait.
Je demeurai pensif.
Cet homme n’était plus pour moi un homme, c’était le spectre de la misère, c’était l’apparition brusque, difforme, lugubre, en plein jour, en plein soleil, d’une révolution encore plongée dans les ténèbres mais qui vient. Autrefois le pauvre coudoyait le riche, ce spectre rencontrait cette gloire ; mais on ne se regardait pas. On passait. Cela pouvait durer ainsi longtemps. Du moment où cet homme s’aperçoit que cette femme existe tandis que cette femme ne s’aperçoit pas que cet homme est là, la catastrophe est inévitable.
Quelques années plus tard, Hugo se met à l’écriture d’une fresque romanesque intitulée Les Misères, et crée le personnage de Jean Tréjean, en s’inspirant de cet homme qu’il a vu dans une rue parisienne. Il s’inspire également de l’histoire de Pierre Maurin, qui avait été condamné au bagne pour le vol d’un pain.
En exil à Guernesey, Hugo terminera sa grande œuvre, Les Misérables, et nommera finalement son héros Jean Valjean.
mardi 28 avril 2020