L’enseignement des Lettres au Collège et au Lycée ne fait qu’une toute petite place à cette discipline qu’on nomme, sans la confondre avec son homonyme scientifique, la génétique textuelle, c’est-à-dire l’étude des manuscrits des grands écrivains, de la genèse de leurs œuvres.
Mais, à l’heure du traitement de texte généralisé, cette petite incursion dans les coulisses de l’écriture apparaît presque comme un élément folklorique, frôlant le fétichisme : voici LA plume avec laquelle Victor Hugo a écrit Notre-Dame De Paris, regardez comme Marcel Proust avait une écriture en patte de mouche, notez les taches de café sur les feuillets de Balzac ! On se balade dans un musée.
Je pense que cette partie mineure du programme devrait être reconsidérée, voici pourquoi.
Il s’agirait, dans l’idéal, de faire comprendre à l’élève qui apprend le français qu’il n’y a aucune différence de nature entre ses brouillons et les grands manuscrits, que le travail stylistique, ainsi qu’en amont, la recherche et l’organisation de ses idées, sont les mêmes dans son cas et dans le cas de Baudelaire. Il s’agirait en quelque sorte, puisqu’on est au musée, de briser la glace, pour sortir de la vitrine ces grands textes, afin de montrer qu’ils n’ont pas tout de suite été grands, qu’il y a eu un premier jet, un second, un troisième, un vingtième…qu’on peut et même doit reprendre ses écrits, que ce n’est pas une erreur ou une faiblesse, au contraire: qu’écrire c’est réécrire, remplacer un adjectif par un autre, ajouter une virgule ici, en retirer une là, rayer un paragraphe inutile, préciser un verbe avec un adverbe, couper une phrase trop longue, insérer une parenthèse, etc.
On pourrait même imaginer des activités de déchiffrage et d’interprétation pour montrer toutes les ph(r)ases qui ont mené à une telle réussite :
« Ce toit tranquille, où marchent des colombes… »
Les grands auteurs ne sont pas des statues derrière des vitrines, mais des modèles à considérer comme tels : il convient donc de montrer le résultat de leur travail, comme on le fait déjà, ET AUSSI le processus qui les y a menés.
En rentrant avec eux dans cette voie, on prouve à l’élève que, lui aussi, comme Valéry, comme Balzac, peut écrire une phrase moins vague que la première qu’il avait écrite, puis que, en la reprenant encore, il peut la rendre encore meilleure, et ainsi de suite… On s’ingénie ainsi à lui gommer de l’esprit l’idée que la langue est fixée, on lui montre le jeu, le combat, la quête de ses plus grands auteurs pour qu’il se l’approprie, sans complexe, sans fausse pudeur, sans restriction !
Preuve par l’exemple.
Le modèle n’en est plus un quand il devient intimidant, il peut même alors se transformer en obstacle : il y a donc un danger à dissocier complètement le grand art poétique d’un Valéry et la prose balbutiante d’un élève. Je le répète : aucune différence de nature entre les deux- et il s’agit ici de donner de l’écriture non pas tant l’image d’un don que celle d’un travail.
Tout en aidant à reconnaître l’orfèvrerie des grands textes, fruits de longues années d’expérience, il faut laisser ouverte à tous la voie du style, le goût pour la recherche du mot juste, sans en réserver le privilège aux nobles ancêtres… Tu cherches un mot pour décrire quelque chose que tu as ressenti ? Paul Valéry aussi ! Il n’y a pas d’écrivains ou de non-écrivains, il n’y a que de l’écriture.
Rien de tel, donc, qu’une immersion (non uniquement touristique) dans les pages de « brouillons » des textes au programme pour donner à des élèves le sens du brouillon, c’est-à-dire le goût de la recherche. Apprendre à bien écrire, c’est « avant toute chose », apprendre à désirer bien écrire.
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mardi 24 janvier 2017
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