La multitude d’initiatives pour corriger l’orthographe défectueuse des Français (louables et nécessaires, même si elles soignent les symptômes sans traiter la véritable cause, que j’ai évoquée ici) doivent se prémunir d’un effet pervers sur la perception que l’on a de l’orthographe.
Du cours de remise à niveau au correcteur orthographique, en passant par la plateforme d’exercices en ligne et les suggestions Google, on en viendra(it) peu à peu, si l’on n’y prend garde, à voir l’orthographe comme un problème, au point de pousser certains à réclamer qu’on en vienne à l’écriture phonétique (si, si).
Grévisse, we’ve got a problem.
Dans la foulée de ce postulat de base (orthographe = problème), on en arrive au syllogisme suivant :
> Orthographe = Problème
> Problème = Corvée à résoudre
> … Searching… Corvée à résoudre > chercher moyen supprimer corvée.
La question orthographique s’est en quelque sorte désolidarisée de sa base, la langue française. Ne vouloir régler ce « problème » qu’avec des trucs et astuces, c’est se couper peu à peu de la réalité de ce qu’est l’orthographe…
… à savoir des règles pratiques pour harmoniser l’oral et l’écrit.
Sachant que les deux interagissent à court et à long terme : à court terme la norme dicte à l’usage ; à long terme l’usage façonne la norme.
En faisant l’impasse sur la nature de l’orthographe, on décapite pour ainsi dire la langue.
La langue française est un arbre millénaire -si vous voulez un seul exemple de sa richesse, prenez un mot, un seul, de ceux que vous utilisez tous les jours, le verbe « aller » par exemple, et consultez son entrée dans le Trésor de la langue française… imaginez donc la hauteur, la profondeur et l’ampleur de l’arbre maintenant que vous en avez examiné une seule feuille.
C’est un arbre touffu qu’il faut parfois tailler un peu et c’est là le rôle de l’orthographe.
Dans une simple règle, comme celle par exemple de l’accent circonflexe, se cache toute une histoire – en l’occurrence de l’amuïssement d’une consonne, festum donnant au fil des siècles fête, puis retour du s avec festival…
Faire de l’orthographe de manière intelligente, c’est justement aller à la rencontre de cette histoire, jusqu’au moment où on prend conscience concrètement en écrivant de la richesse des mots qu’on emploie.
Novlangue vs Victor Hugo
C’est pourquoi les modules d’apprentissage et/ou de révision de l’orthographe doivent selon moi être guidés non pas par une conception utilitariste de la langue mais par le goût, oserai-je dire l’amour de la langue française, dans son épaisseur, sa diversité et sa richesse, depuis les premières syllabes du CP qui de ma puis de man forment maman jusqu’à ses curiosités oulipiennes, sa grammaire, ses hermétismes poétiques, son argot, ses chansons, ses tirades théâtrales, ses dictionnaires, ses nuances, ses anomalies, son vocabulaire scientifique, ses romans de chevalerie, ses formules épistolaires, ses charades, son lexique juridique…
La finalité pratique immédiate (comment j’écris mon mail ?) ne doit pas devenir le goulot d’étranglement de la langue, à l’intérieur duquel tout devrait passer, sinon demain, ou disons après-demain, Apple viendra proposer dans les écoles un petit implant mémoriel qui corrigera l’orthographe de nos enfants.
Ce n’est pas une coïncidence si, à l’époque où la population française maîtrisait le mieux l’orthographe, dans les années 40 et 50, les livres de grammaire regorgeaient de phrases d’auteurs et de grands textes, parce que ce lien entre la littérature et la langue écrite courante demeurait dans les esprits, et n’avait pas encore été sectionné par des considérations pragmatiques – comme quoi, pour prendre un exemple (presque) au hasard, la lecture de La Princesse de Clèves n’est pas inutile aux « guichetières » comme disait l’autre, avec un mépris à la fois pour la littérature et pour les guichetières !
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mardi 10 janvier 2017
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