Je reprends l’expression à ces projets éditoriaux ou journalistiques, comme ici, ou là, qui se donnent pour objectif de livrer au lecteur curieux la liste (classée par importance, par thèmes, par pays, par genres, par époques, etc.) des livres qu’il « faut avoir lu », voire, selon le ton, qu’on « ne peut pas ne pas avoir lu ».
Ce genre de listes peut être utile pour se donner des idées, venant de gens dont le goût et la connaissance de la littérature ne seraient pas discutables. Pourtant ce type d’approche a quelque chose d’impersonnel et d’un peu « sec ». Imaginons que ces bibliothèques rencontreraient un succès unanime : tout le monde se retrouverait avec la même bibliothèque à la maison, ce qui serait fort triste et ennuyeux. Ne doutons pas que bientôt, des algorithmes remplaceront ces classements, et que ceux qui lisent ce qu’il « faut » avoir lu y gagneront en musculature cérébrale – c’est idéal… pour gagner au Trivial Pursuit.
S’il peut exister une bibliothèque idéale, ce serait plutôt celle qu’on se forge au fil des ans et de son vécu, j’insiste sur ce point. La lecture n’est pas un devoir, c’est une expérience libre qui prend sa place au milieu des autres expériences que l’on vit. La vie intellectuelle n’est pas une abstraction décrochée du reste de l’existence : le même livre n’aura pas la même résonance selon l’époque à laquelle on l’aura lu. Chacun a pu s’en rendre compte en relisant un livre qu’il avait aimé il y a longtemps : il en découvre alors un nouveau.
C’est pourquoi je suis toujours un peu réticent quand on me demande des conseils de lecture, et ne consens à en faire que si je connais un peu la personne ou après quelques questions. Au mieux, je me contente de conseils de route assez généraux, et assez peu nombreux :
– quand on a « trouvé » un auteur qui nous parle, suivre sa piste et lire ses autres livres : une belle rencontre, cela s’approfondit ;
– sortir de la dialectique classiques (mais ennuyeux) / livres divertissants (mais un peu bêtes) ;
– arpenter les sentiers que l’on aime (un genre par exemple) mais ne jamais hésiter à faire des escapades hors de ses sentiers battus, voire bien loin d’eux (exemple : vous êtes un fan de SF, lisez un roman sentimental, et vice versa) ; s’autoriser à être surpris ; s’il y avait un portrait du lecteur idéal à faire, il se caractériserait peut-être par le fait qu’il lit de tout, qu’on trouve sur ses étagères Pascal à côté de Tintin et Le Sceptre d’Ottokarr, Platon entre Hercule Poirot et Sherlock Holmes, un roman d’espionnage à côté de Quatrevingt-treize, un ouvrage de vulgarisation scientifique posé sur les Illuminations ;
– le conseil de lecture de l’ami peut valoir celui de l’expert (le libraire, le bibliothécaire, le professeur, le journaliste littéraire, l’universitaire…).
La bibliothèque idéale n’existe donc pas, selon moi ; il est heureux que les Fictions de Borges ou La montagne magique de Thomas Mann figurent dans votre bibliothèque, mais si ce n’est pas le cas, votre bibliothèque n’en est pas moins bonne pour autant. L’exhaustivité, de toutes les façons, serait impossible et artificielle.
Votre bibliothèque idéale est le jardin que vous cultiverez toute votre vie, au gré des rencontres, des hasards et des recherches que vous souhaiterez faire : il ne sera qu’à vous et vous pourrez en partager avec les autres une quantité de fruits toujours croissante.
mardi 9 juin 2020